Des gants intelligents pour toucher le monde virtuel

Les mondes virtuels deviennent de plus en plus immersifs grâce à une série d’innovations visant à restituer toute une gamme de perceptions. Mais il en manque toujours une : le sens du toucher. Le projet Européen Tactility ambitionne d’introduire du retour tactile dans les interactions virtuelles à l’aide d’un gant équipé d’électrodes. Une partie des travaux se déroulent au centre Inria Rennes – Bretagne Atlantique.


Caresser la fourrure soyeuse d’un chat dans un jeu en réalité virtuelle ? La perspective semblait hier encore relever de la science-fiction. Mais plus tout à fait… « Après les visiocasques qui ont permis à des millions de gens de découvrir la VR, la prochaine révolution dans notre domaine viendra probablement de la stimulation tactile. C’est un élément essentiel qui continue de nous faire défaut », explique Ferran Argelaguet, chercheur au centre Inria Rennes – Bretagne Atlantique.

Financé par l’UE à hauteur de 3,8 millions d’euros sur la période 2019-21, le projet Tactility explore la façon dont on pourrait restituer la sensation du toucher par le biais d’impulsions électriques délivrées à l’aide d’un gant tapissé de petites électrodes. Coordonné par Tecnalia R&I en Espagne, le consortium comprend l’université d’Aalborg, celle de Gênes, celle de Valence, Tecnalia Serbie et Inria. À quoi s’ajoutent trois partenaires industriels : Manus, Smartex et Immersion.

Comme l’explique Ferran Argelaguet, « l’interaction haptique se découpe généralement en deux dimensions. La première est kinesthésique. Elle concerne le retour de force. » Exemple classique : le joystick d’un simulateur de vol. « La deuxième porte sur le rendu de stimulations tactiles sur la peau pour permettre à l’utilisateur de toucher des objets et des textures virtuels. »

Dans la vraie vie, tout un cocktail de sensations s’invite dans notre corps par l’intermédiaire d’une myriade de récepteurs cutanés comme les corpuscules de Pacini ou encore les disques de Merkel. Dans le monde virtuel, « différentes technologies sont envisagées pour stimuler ces récepteurs. Certaines impliquent l’usage d’ultrasons. D’autres privilégient des accessoires portables équipés d’électrodes envoyant sur la peau un courant à basse intensité. » Le projet de recherche s’intéresse à cette deuxième option.

Electrodes miniaturisées

En médecine, on applique déjà couramment des électrodes sur la peau, en particulier pour soulager la douleur par neurostimulation électrique transcutanée (en anglais : TENS). « De son côté, notre partenaire Tecnalia a beaucoup travaillé sur la stimulation électrique fonctionnelle dans le cadre des prothèses et de la rééducation. Les gens équipés d’une prothèse de main peuvent effectuer des tâches et la voir bouger, mais ils n’ont aucun ressenti tactile correspondant à ces mouvements. Tecnalia veut générer ce retour tactile grâce à des électrodes disposées dans la prothèse. » Cela dit, « pour l’instant, ces systèmes se limitent à quelques électrodes plutôt grandes, imprimées sur une feuille de plastique. » Elles ne sont ni assez nombreuses ni assez précises pour générer du ressenti immersif.

« Nous souhaitons miniaturiser ces électrodes et en placer de grandes quantités dans un gant. En disposant ainsi de nombreux actuateurs au contact de la peau, nous pouvons escompter une meilleure résolution spatiale, une plus grande précision. Nous devrions pouvoir générer du détail beaucoup plus riche. » Loger de minuscules électrodes dans un gant permet aussi de proposer une solution légère. « Plus besoin d’avoir sur la main des espèces d’exosquelettes encombrants. »

Ferran Argelaguet, membre d’Hybrid, une équipe-projet Inria, Universtié Rennes 1, Insa Rennes commune à l’Irisa. Elle est spécialisée dans l’interaction 3D dans les environnements virtuels.

En pratique, les scientifiques vont ici s’appuyer sur le savoir-faire de deux des partenaires industriels. « Manus est une société hollandaise spécialisée dans les gants pour la capture de mouvement des mains et des doigts. Nous prévoyons d’utiliser ces gants en ajoutant à l’intérieur une couche supplémentaire de tissu contenant nos électrodes. » Pour insérer ces circuits dans le tissu, « nous travaillons avec Smartex, une entreprise italienne qui a l’habitude d’installer des capteurs directement dans le textile. »

Mais la miniaturisation du matériel ne constitue qu’un aspect du projet. « La stimulation tactile est une affaire très complexe. Le sens du toucher met en œuvre une information très riche que nous ne comprenons pas encore très bien et que nous ne savons pas encoder pour l’instant. Il faut que nous apprenions comment la modulation de paramètres tels que la fréquence, l’intensité ou la localisation va être effectivement perçue par les utilisateurs. Ces utilisateurs vont-ils détecter que l’on stimule leur petit doigt ? Vont-ils identifier correctement l’endroit stimulé sur leur main ? Ces signaux électriques sont-ils capables de restituer différentes sensations comme la vibration ou le chatouillement par exemple ? Peut-on parvenir à donner l’impression de toucher différents types de surfaces ? Nous l’espérons, mais quant à générer le contact avec des matières très spécifiques, cela reste une question ouverte. À ce stade, un des objectifs du projet est donc d’évaluer cette technologie : voir ce qui est faisable et moins faisable. »

Incarnation

Deux expériences se déroulent à Inria. « La première porte sur une preuve de concept pour tester l’interaction avec les gants. Dans la seconde, nous allons étudier l’intégration en temps réel de la stimulation électrotactile en couplage avec le retour visuel dans la scène de réalité virtuelle. » Depuis longtemps, les scientifiques rennais essayent de mesurer jusqu’à quel point un utilisateur peut se faire berner par des illusions visuelles associées à d’autres formes de stimulation. « Il y a quatre ans, nous avons mené une expérience dans laquelle les participants avaient l’impression de posséder un sixième doigt à la main dans la scène VR. Et la chose intéressante, c’est qu’ils essayaient de prendre le contrôle de ce doigt supplémentaire qu’ils voyaient. Plus récemment, nous avons placé deux utilisateurs en situation de contrôle simultané du même avatar, provoquant (et c’est une première) un sentiment de co-incarnation virtuelle» Les résultats laissent penser que l’on peut accepter une partie de corps qui ne nous appartient pas et que l’on peut aussi se sentir en contrôle d’un corps virtuel partagé avec un autre utilisateur.

© Inria / Photo J.C. Moschetti

Associé aux informations visuelles et auditives, le retour tactile va donc probablement renforcer non seulement le sentiment d’incarnation mais aussi celui de présence dans la scène. « C’est une illusion très puissante. Dans une expérience, en Nouvelle-Zélande, les utilisateurs devaient observer deux chaises virtuelles dans une scène. On les faisait aussi toucher une vraie chaise près d’eux. L’étude a montré que, parce qu’ils avaient touché une vraie chaise, ils pensaient également que la deuxième qu’ils voyaient dans la scène virtuelle, elle aussi était vraie. » Conclusion ? « Notre comportement change quand nous croyons avoir affaire à quelque chose de tangible. »

Outre l’interaction en réalité virtuelle, un deuxième cas d’usage de Tactility concerne la téléopération. « Le but est de contrôler un robot à distance. L’opérateur porte les gants et à chaque fois que le robot touche quelque chose, cette personne va ressentir du toucher. » Cette thématique est portée par l’université de Gênes.

À noter pour finir que les résultats de recherche seront valorisés par Immersion, une PME française qui développe des solutions collaboratives en VR pour l’industrie. L’entreprise va développer un démonstrateur complet basé sur les technologies étudiées dans le projet. Elle se chargera d’élaborer des scénarios d’usage conformes aux exigences industrielles.

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