Inria et Inrae publient leur livre blanc Agriculture et numérique

Co-rédigé par 32 chercheurs*, l’ouvrage s’interroge sur la meilleure façon de mettre les sciences du numérique au service d’une agriculture plurielle. Il passe en revue l’état de l’art, analyse les opportunités à saisir, pointe les défis à relever, signale les risques, puis suggère cinq grandes orientations de recherches.


Capteurs dans l’estomac des vaches. Drones au-dessus des champs. Puces RFID aux pieds des vignes. Le numérique s’invite désormais dans tous les domaines de l’agriculture. La révolution qui s’amorce ne fait que commencer. Quelle direction va-t-elle prendre ? C’est l’une des questions que soulève le livre blanc publié conjointement par l’Inrae et Inria et disponible ici en format PDF.

En toile de fond : un entrelacs de mutations sociétales, de contradictions économiques et de contraintes environnementales où se retrouvent pêle-mêle la disparition des exploitations familiales, le réchauffement climatique, l’essor du bio, la pollution des sols, les considérations sur le bien-être animal, les circuits mondialisés, sans oublier au passage la non triviale nécessité de nourrir quotidiennement huit milliards de bouches. Et bientôt dix.

 

Collecter et exploiter la donnée

Au cœur de ce nouvel éco-système qui s’annonce, un élément va jouer un rôle central : la donnée. Elle irrigue les systèmes d’information. Elle permet la modélisation et la simulation. Elle alimente les logiciels d’aide à la décision. Elle devient une valeur en soit. Le livre y consacre une part importante. Nul hasard donc si l’un des co-éditeur en est Alexandre Termier, responsable de Lacodam, équipe de recherche en data mining au centre Inria Rennes – Bretagne Atlantique*. “De notre point de vue d’informaticien, la capture des données à large échelle est encore quelque chose de très récent. Il reste beaucoup de travail à faire sur la co-construction de systèmes qui en permettent l’analyse puis la restitution des informations aux agriculteurs.

Un des enjeux évoqués concerne le risque de confiscation de ces données.

C’est une vraie question. Exemple : les tracteurs connectés. Ils prennent énormément de mesures dans les champs. Ils peuvent livrer à l’agriculteur des informations très précieuses sur ce qui se passe dans son exploitation. Cela peut lui permettre d’ajuster la dose d’engrais selon les endroits. Or, l’exploitant accède à ces informations via l’interface constructeur. Mais techniquement, ces données ne lui appartiennent pas. Elles ont été collectées et stockées chez l’industriel. Celui-ci peut croiser ces données avec celles remontées par les tracteurs de ses autres clients. Ce qui va lui permettre, par exemple, de reconstituer une vision globale de ce qui se passe dans telle région de France. Cette information prend une valeur. Elle confère un avantage compétitif. Mais l’agriculteur n’y est pas associé.

 

Pluralité de points de vue

Comme l’explique l’ouvrage en préambule, les auteurs n’ont pas cherché simplement à retenir ce qui faisait consensus, laissant au contraire s’exprimer les diversités présentes au sein du groupe. “L’approche scientifique devrait être froide et dépassionnée, observe Alexandre Termier. Mais nous véhiculons tous nos propres tropismes. Pour schématiser, deux idéologies se dégagent. L’une est écologiste avec des concepts comme ceux de la décroissance et parfois une certaine méfiance vis-à-vis du progrès technique. L’autre, au contraire, est résolument technologiste. Les pays d’Europe se situent plutôt dans le premier cas de figure. Ils encadrent. Ils promulguent des législations. La Chine et l’Amérique cherchent plutôt à résoudre tous les problèmes par la technologie. Leurs entreprises conçoivent des produits et lancent des services. Si l’avenir leur donne raison, si les solutions viennent finalement du progrès technique, alors qu’en Europe nous adoptons une position plus frileuse, je crains alors que nous devenions, à terme, de simples acheteurs de produits et services conçus ailleurs dans le monde. Je n’exclus pas de voir émerger des nouveaux Google ou des nouveaux Alibaba de l’agriculture. Quid alors de notre souveraineté ?

 

Cinq recommandations

Pour mieux répondre aux multiples défis identifiés, les scientifiques proposent cinq lignes directrices qui devraient guider les futurs efforts de recherche :

  1. Adopter une vision systémique pour considérer le système agricole dans sa globalité.
  2. Prôner la frugalité pour contenir la consommation électrique du matériel déployé.
  3. Favoriser la résilience de l’agriculture face à tous les aléas économiques et environnementaux.
  4. Mettre le numérique au service de toutes les formes d’agriculture.
  5. Privilégier les collaborations interdisciplinaires pour mieux répondre à la complexité des objets d’étude.

 

Lancé en 2017, porté par l’Inrae et financé par le Programme Investissements d’Avenir, #DigitAg est l’Institut de convergence Agriculture Numérique. Plusieurs équipes Inria y participent. À Rennes, c’est le cas de Lacodam. “La collaboration prend la forme de thèses co-dirigées par nos deux instituts, explique Alexandre Termier. Les thésards viennent alternativement de l’informatique ou de l’agronomie. La première thèse* soutenue portait sur la meilleure détection de l’ovulation chez les vaches laitières afin d’inséminer au bon moment pour conserver le meilleur rendement laitier. La seconde* concernait l’optimisation de l’alimentation des truies quand elles ont des porcelets, le but étant que les porcelets engraissent vite. Nous avons d’autres travaux en cours qui s’intéressent au bien-être animal. Il s’agit par exemple de mieux comprendre la résistance des vaches au stress thermique en cas de fortes chaleur ou encore comment réduire le stress des cochons dans les porcheries. Toutes ces recherches sont effectuées avec Pégase, une unité mixte de recherche Inrae dédiée à l’élevage.

 

 

* Les co-éditeurs de ce livre blanc sont : Véronique Bellon Maurel, Ludovic Brossard, Frédérick Garcia, Nathalie Mitton, Alexandre Termier. Les autres contributeurs sont : Pierre Bisquet, Pascal Bonnet, Tasadit Bouadi, Grégoire Chambaz, Jean-Yves Courtonne, Benoît Dedieu, Nathalie Gandon, Romain Gautron, Nadine Hilgert, Dino Ienco, Aurélie Javelle, Pierre Labarthe, Philippe Lagacherie, Roland Lenain, Evelyne Lutton, Roger Martin-Clouaire, Véronique Masson, Pierre Maurel, Marie-Laure Mugnier, Pascal Neveu, Isabelle Piot-Lepetit, Lluis Miquel Pla Aragones, Emmanuel Prados, Philippe Preux, Hélène Raynal, Xavier Reboud, Catherine Roussey.
Agriculture et numérique : Tirer le meilleur du numérique pour contribuer à la transition vers des agricultures et des systèmes alimentaires durables. INRIA, pp.198, 2022.

*  Lacodam est une équipe-projet Inria, Université Rennes 1, Insa Rennes, AgroCampus Ouest, commune à l’Irisa.

* Enhancing Performance and Explainability of Multivariate Time Series Machine Learning Methods: Applications for Social Impact in Dairy Resource Monitoring and Earthquake Early Warning, par Kevin Fauvel, 2020.

* Système d’alimentation de précision des truies en lactation par modélisation et machine learning, par Raphaël Gauthier, 2021.

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