Les légendes de la Grèce Antique parlent d’un sculpteur reconnu, Pygmalion, qui tomba follement amoureux
de sa propre création, Galatée. Aphrodite, déesse de l’amour, lui permit de réaliser son rêve, en insufflant vie à
la statue. S’ensuivirent des années de bonheur et amour partagé, racontées abondamment par Ovide dans Les
Métamorphoses. Mais l’histoire que je viens partager avec vous ici est restée secrète jusqu’à aujourd’hui : celle
du tout premier enfant de ce couple bien inhabituel.
Lorsque décision fut prise d’agrandir la famille, Pygmalion travailla d’arrache-pied à une statue de
jeune garçon, son futur fils. Il affina ses traits, sculpta ses bras à la perfection. Mais lorsqu’il
travailla le visage, il commit une erreur funeste : son pinceau lui échappa, et une petite goutte de
peinture blanche alla se loger à quelques centimètres au-dessus de l’oeil gauche de son futur fils.
Une tache apparemment anodine, qui n’inquiéta pas outre mesure Pygmalion et sa compagne, ravis
de l’apparence de leur futur enfant ainsi conçu.
Le couple comblé invoqua Aphrodite pour qu’elle donne vie une fois encore à la statue. En lui
insufflant la vie, Aphrodite fit cependant une prophétie inquiétante : la petite goutte maladroitement
posée coulerait rapidement dans le cours de la vie de l’enfant, pour atteindre finalement l’oeil
gauche, le rendant aveugle de cet oeil.
Or, Pygmalion savait à quel point les deux yeux étaient cruciaux pour la vision des humains : grâce
à nos deux yeux, nous captons deux images similaires mais distantes. En comparant ces deux
images, notre cerveau est capable d’estimer les distances précisément, ce qui nous permet de nous
orienter, de saisir les objets précisément, et de voir la 3D devant nous. Il avait déjà par le passé fait
le test de fermer un oeil, et s’était bien rendu compte du décalage entre les deux images. Mais
Pygmalion savait également qu’en fermant un oeil aujourd’hui, il était toujours capable de s’orienter
et de voir en 3D ; pourquoi ? Car son cerveau avait vu tellement vu d’images tout au long de sa vie,
qu’il était habitué et avait ainsi appris à estimer les distances même à partir d’une seule image.
Craignant que son enfant n’ait pas le temps pour cela, il décida de lui proposer un entraînement
intensif et spécifique.
Profitant de ces moments où il avait encore deux yeux, Pygmalion demanda à son fils de regarder
des scènes avec un seul oeil ouvert, et d’essayer d’en estimer les distances et d’en saisir un objet.
Puis il lui demanda d’ouvrir les deux yeux pour confirmer si les distances mesurées étaient les
bonnes. S’il échouait avec un seul oeil ouvert, il recommençait. Ce processus fut répété des milliers
de fois. Au début, évidemment, son fils faisait des erreurs colossales, mais à force d’entraînement, il
finit par être capable d’estimer les distances, et de saisir des objets avec un seul oeil ouvert. Ainsi,
quand la prophétie fut réalisée, et que la goutte coula enfin sur son oeil, son enfant était tout à fait
capable de voir en 3D, de s’orienter, de saisir les objets et d’estimer les distances à partir de son seul
oeil valide.
Je suis Simon Evain et dans mon doctorat, j’ai travaillé sur des algorithmes permettant d’estimer
les distances, la profondeur d’une scène pour un robot doté d’une simple caméra, là où les
méthodes habituelles en requièrent deux. Pour ce faire, j’ai suivi la stratégie de Pygmalion:
construire une IA à deux yeux, tester ses analyses sur un seul oeil, et comparer avec les résultats
quand ses deux yeux étaient ouverts. De cette façon, à l’issue de l’apprentissage, le robot muni d’un
seul oeil / d’une seule caméra était capable d’estimer les distances devant soi, de s’orienter pour
par exemple saisir avec précision un objet dans la scène.