Née il y a 12 ans d’une collaboration entre l’Institut Curie/CNRS et Inria, l’équipe Serpico élabore des méthodes innovantes pour traiter les images de microscopie. Ses algorithmes sont utilisés par les biologistes, en particulier pour les recherches sur le cancer. En 2023, l’équipe se reconfigure. Elle change légèrement de nom pour devenir… Sairpico. Elle rejoint l’unité de chémobiologie de l’Institut Curie, reçoit le renfort de chercheurs de l’Inserm et va s’intéresser à une nouvelle modalité d’image pour la biologie : la microscopie optique polarisée.
À quelle échelle les microscopes pourraient-ils un jour descendre pour observer l’infiniment petit ? En 1873, le physicien Ernst Abbe concluait que la limite se situait à 0,2 micromètre. Réputée infranchissable, cette barrière finira pourtant par tomber dans les années 2000, grâce entre autre à l’invention des sondes photo-activables combinées à la microscopie à fluorescence, ouvrant ainsi les portes de la nanodimension. Auparavant, on ne pouvait observer que les composants de grandes tailles dans les cellules. Désormais, on voit aussi les virus, les protéines et des éléments du cytosquelette (filaments d’actine, microtubules,…) de manière détaillée. Cette révolution vaudra à aux inventeurs le Prix Nobel de chimie en 2014.
Elle fournit aussi la toile de fond qui voit naître alors l’équipe Serpico dans le cadre d’une collaboration entre l’Institut Curie/CNRS (Paris) et le centre Inria de Rennes. Son objectif : concevoir des algorithmes pour traiter cette nouvelle moisson d’images constituée de vues souvent floues, bruitées et guère intelligibles. Outre la lutte contre le cancer, ses travaux concernent aussi la neurobiologie, les infections virales et bactériennes, les maladies génétiques. L’enjeu : la mise au point de médicaments plus ciblés.
Nous sommes des statisticiens, des traiteurs de signaux et d’images, des spécialistes de l’apprentissage machine. C’est notre cœur de métier. Mais nous nous positionnons à l’interface de nombreuses disciplines : nous bénéficions de résultats de recherches menées en biophysique, en biologie cellulaire, en optique, en ‘machine learning’… Puis nous restituons à notre tour des résultats qui sont le produit de tous ces travaux. Nos algorithmes facilitent les recherches de nos collègues biologistes ou microscopistes. Ces outils répondent souvent à problèmes inverses, que ce soit pour restaurer les images, détecter des objets, calculer des trajectoires, estimer des mouvements… Il s’agit de faciliter l’exploration et d’extraire de la connaissance.
Charles Kervrann, responsable de l’équipe Sairpico
Multiples collaborations
Les scientifiques s’intéressent à plusieurs modalités d’images, à commencer évidemment par la microscopie à fluorescence. Les travaux dans ce contexte prennent plusieurs directions. Ils impliquent différents partenaires. “Avec l’Institut Curie, nous travaillons sur l’exocytose et l’endocytose. Ce sont les voies de transport de molécules vers l’extérieur et vers l’intérieur de la cellule. Nous voulons identifier ces voies qui transportent des molécules utiles comme le fer, par exemple, mais qui sont également empruntées par des virus ou des toxines. Également avec l’Institut Curie et l’Institut de Génétique et Développement de Rennes (IGDR), nous étudions les mitochondries qui sont à l’origine de cancers, de maladies génétiques, de maladies neurodégénératives. Avec l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), nous nous intéressons aux problèmes de la détection et de classification d’aberrations chromosomiques suite à des expositions aux radiations trop intenses. Avec l’Institut interdisciplinaire de neurosciences (IINS) de Bordeaux, nous observons les signaux de calcium dans les astrocytes [qui sont des cellules gliales dans le système nerveux central]. Avec l’Institut de Neurosciences de Grenoble (ING), nous caractérisons la dynamique des interactions entre les microtubules et la protéine TAU, présente dans les neurones et impliquée dans la mémoire. Avec l’INRAe, nous nous étudions la biogenèse pour les bactéries afin d’essayer de construire les antibiotiques de demain. Enfin, avec l’université de Cambridge, nous regardons les facteurs de transmission pour qualifier les désordres génétiques.”
Plus généralement, nos travaux visent à caractériser dans le temps la dynamique des molécules à l’intérieur les cellules. “Nous observons des trajectoires en très grand nombre. Ces mouvements peuvent être browniens, donc libres, ou plutôt dirigés, ou alors confinés en raison de l’encombrement moléculaire. Nous avons conçu quelque-chose qui n’existait pas dans la littérature : des tests statistiques pour catégoriser ces déplacements, les cartographier avec une mesure de la diffusion en tout point de l’espace.”
Cryo-tomographie électronique
Seconde modalité d’image : la cryo-tomographie électronique. “Là, nous ne sommes plus dans le domaine du vivant. Tout est cryogénisé. Nous cherchons à caractériser l’’organisation spatiale et la structure des macromolécules qui sont dans les cellules. Les microscopes ici peuvent mesurer plusieurs mètres de haut et coûtent plusieurs millions d’euros pour les plus puissants. Mais ils descendent à des résolutions spatiales de l’ordre de quelques ångströms. Soit 0,1 nanomètre ! Il en existe deux en France et une quinzaine en Allemagne. Nous travaillons principalement avec l’Institut Max Planck de Biochimie (à Martinsried) sur l’identification des ribosomes. Nous analysons des images pour lesquelles il faut pouvoir déterminer si nous sommes en présence d’un ribosome membranaire, d’un ribosome cytosolique, d’un protéasome ou d’une macromolécule non identifiée.” Pour caractériser ces éléments, les chercheurs recourent désormais aux techniques d’apprentissage machine à partir de données d’exemples préalablement annotées par des biologistes. “Nous avons eu un beau succès en identifiant des macromolécules bien plus petites que les ribosomes, c’est à dire beaucoup plus bas que l’état de l’art précédent.”
Au chapitre des plus récents résultats en cryotomographie, l’équipe vient d’introduire DeepFinder : un algorithme d’apprentissage profond pour l’identification des macro-molécules. “Il y a environ mille macromolécules dans une cellule. En imagerie, on ne parvient à en identifier qu’une dizaine. Les autres sont trop petites. Jusqu’à présent, dans la littérature, on ne pouvait aller chercher que des particules de grandes tailles. Par exemple les ribosomes à 3200 kDa. Avec DeepFinder, nous sommes capables de descendre à 200 kDa. Donc un facteur 10. Nous pouvons ainsi localiser des nucléosomes : ces toutes petites particules forment des fibres de chromatine, un constituant important des chromosomes.”
L’élaboration de ces logiciels résultent “d’un dialogue souvent très long, mais nécessaire, avec les biologistes. Ils sont disposés à passer beaucoup de temps avec nous pour concevoir une solution à un problème généralement très spécifique. Mais l’algorithme que nous développons, lui, va souvent pouvoir être réutilisé dans d’autres contextes applicatifs, sur d’autres problèmes de biologie.”
BioImageIT
Pour faciliter l’usage de ces outils et avec le soutien de l’infrastructure France BioImaging, l’équipe Serpico développe la plateforme BioImageIT. “Elle permet à un biologiste de concevoir son propre pipeline de traitement en assemblant les composants dont il a besoin au moyen d’une interface graphique assez conviviale. Ces composants peuvent être issus de n’importe quel langage. Cette plateforme n’accueille pas uniquement nos algorithmes mais aussi ceux développés ailleurs. Elle se veut très inclusive, l’idée étant de rassembler ce qui se fait de mieux chez les autres pour que tout le monde en profite.” BioImageIT compte environ 6000 utilisateurs au niveau national. Un ingénieur se déplace actuellement dans toute la France pour déployer le client du ‘middleware’ et connecter les bases de données des différents établissements s’ils existent. À terme, la plateforme pourrait prendre une envergure européenne.
Microscopie optique polarisée
Avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche, la future équipe Sairpico, au sein de l’unité Inserm U1143, va s’intéresser maintenant à une autre modalité d’image : la microscopie polarisée. “La technique existe depuis longtemps, mais en biologie, c’est très nouveau. L’acquisition demande beaucoup de savoir-faire.” Quant aux images produites, “pour l’instant personne ne sait vraiment bien les traiter. Il existe très peu de travaux au niveau mondial.”
En pratique, de quoi s’agit-il ? “D’images vectorielles qui nous informent sur l’orientation des molécules d’intérêt en tous points de l’espace, ou plus exactement l’orientation du ‘linker’ reliant la molécule fluorescente à la structure d’intérêt. Et par un jeu de couleur lors de l’affichage, nous avons aussi une indication concernant l’incertitude sur cette orientation. Le tout en 3D+temps.” Pour le béotien, les vues affichées sur écran s’apparentent à un entrelacs touffu de bâtonnets. “En l’état, c’est inintelligible. Le bruit est important et ne permet pas actuellement de précisément estimer cette directionnalité. Il faudra régulariser ces images pour pouvoir extraire de l’information utile.”
Ce travail nécessite la collaboration avec des opticiens et des biologistes. Mais aussi avec des chimistes. “Ce sont eux qui conçoivent les sondes pour rendre ces fameux ‘linkers’ le plus rigide possible. Si elles sont trop « souples », on ne peut rien mesurer d’intéressant.” La collaboration avec des chimistes et des biologistes de l’unité Inserm de chémobiologie trouve ici tout son sens.
Sairpico rejoint une unité de chémobiologie
La précédente équipe était commune avec l’Institut Curie, PSL Université et l’UMR 144 du CNRS rattachée à l’institut des Sciences Biologiques (INSB). Dans sa configuration 2023-2028, Sairpico quitte l’INSB pour rejoindre, toujours au sein de l’Institut Curie, l’unité Inserm U1143 qui, elle, est rattachée à l’Institut de chimie du CNRS (UMR 3666).
“C’est une unité de Chimie et Biologie de la Cellule. On dit aussi ‘chémobiologie’ : Il s’agit de coupler des recherches fondamentales en biologie cellulaire et en chimie à des fins médicales, en l’occurrence pour la lutte contre le cancer. L’idée est de développer de nouvelles techniques issus de résultats fondamentaux en chimie pour cibler des compartiments, des voies de transport ou des biomolécules à l’intérieur des cellules tumorales. C’est la nanothérapie. Il faut ‘trouver’ des façons d’entrer et d’acheminer des nanomédicaments dans la cellule à destination de manière précise. L’unité 1143 comprend deux équipes en biologie et une en chimie. Sairpico deviendra donc la quatrième équipe de l’Unité. Elle complétera la cartographie de ce projet avec des apports en imagerie computationnelle et en intelligence artificielle.” Au passage, trois chercheurs de l’Inserm font leur entrée dans l’équipe.