Vers une nouvelle génération de modèles océanographiques

En 2019, le Conseil européen de la recherche (ERC) accordait une bourse au projet Stuod. Objectif : imaginer de nouveaux outils mathématiques pour appréhender la variabilité et l’incertitude dans la modélisation des couches supérieures des océans. À la clé : une évaluation plus fiable des mécanismes marins liés au réchauffement climatique. En 2022, ces travaux pluridisciplinaires ont aussi contribué à la création d’Odyssey, une équipe commune d’Ifremer, d’IMT Atlantique, de l’Université de Bretagne Occidentale, de l’Université de Rennes 1, du CNRS et d’Inria. Ses membres conçoivent une nouvelle génération de modèles océanographiques alliant la physique déterministe, les méthodes stochastiques et l’intelligence artificielle.

En recyclant le gaz carbonique et en absorbant la chaleur, les océans jouent un rôle clé dans la régulation du climat. Mais eux-mêmes se réchauffent. Plus 1,5 °C depuis le début de l’ère industrielle… L’essentiel de cette énergie supplémentaire s’entrepose près de la surface, à une profondeur allant de zéro à 700 m. Pour mieux appréhender le dérèglement provoqué par l’effet de serre, la modélisation des couches océaniques supérieures revêt donc une importance particulière.

Toutefois, les modèles océaniques actuels souffrent d’une limite. S’ils sont basés sur de la physique causale et répondent à un certain déterminisme, ils s’avèrent aussi de nature chaotique. Ce qui les rend très sensibles aux conditions d’origine. De petites variations de ces conditions initiales dans le modèle peuvent suffire à engendrer des résultats différents. Et cela, en relativement peu de temps. Conséquence : de l’incertitude subsiste.

C’est pour imaginer une solution à ce problème scientifique que le Conseil européen de la recherche (ERC) finance actuellement le projet Stuod autour duquel se retrouvent les scientifiques Dan Crisan, Darryl Holm (Imperial College London), Bertrand Chapron (Ifremer) et Étienne Mémin (Inria). Les travaux courent sur six ans, jusqu’en 2026. Le budget atteint 10 millions d’euros attribués dans le cadre de Synergy, un programme ERC qui encourage les recherches exploratoires à caractère pluridisciplinaire.

Quantifier les approximations

Étienne Mémin,
responsable de l’équipe Odyssey

Nous pensons pouvoir proposer des modèles de déplacements de fluides océaniques possédant en leur sein la capacité de gérer les incertitudes du modèle. C’est-à-dire de quantifier toutes les approximations qui sont faites dans ce modèle et d’avoir une idée de leur évolution dans le temps.

D’une façon générale, “tous les modèles résultent d’approximations. D’abord parce qu’ils négligent des processus de petite échelle. Ensuite, les schémas numériques sont eux- mêmes des approximations d’opérateurs continus que l’on ne peut évidemment pas mettre en œuvre sur un ordinateur. On est obligé de discrétiser les choses pour la machine.” Ainsi, de longues séries de valeurs progressives sont représentées par infiniment moins de nombres. Ce faisant, “on génère donc des approximations numériques. Il y a aussi le problème lié au coût de calcul. La façon la plus simple de le réduire, c’est d’abaisser la résolution. Mais quand on fait cela, on est confronté à des approximations violentes sur les systèmes multi-échelles que l’on souhaite modéliser.

Quant à l’incertitude générée par toutes ces approximations, “elle va évoluer dans le temps et il faut la caractériser. La meilleure façon, c’est de la prendre en compte directement dans le modèle. Donc construire des modèles qui vont inclure une représentation de cette incertitude et de sa dynamique.” Pour ce faire, le projet Stuod ambitionne de “passer d’une physique causale déterministe à une représentation aléatoire, stochastique, de cette physique.” Concrètement donc, une distribution de probabilités va venir quantifier les échelles non résolues et l’incertitude qui leur est associées. Ainsi il sera possible de quantifier qu’il existe telle probabilité que tel événement se produise.

Pouvoir changer de focale

Au passage, ces méthodes offrent également un degré de liberté supplémentaire. “Par rapport au modèle déterministe, on peut avoir quelque chose de très proche pour de petits bruits et puis ensuite proposer des modèles qui vont relâcher progressivement des lois d’équilibres sur lesquelles sont bâties certaines approximations. On produit ainsi une variété de sous-modèles un peu intermédiaires entre deux modèles déterministes qui, eux, demeurent complètement séparés. Un tel continuum de représentations me paraît souhaitable quand on veut traiter des applications assez différentes les unes des autres. Quand on veut étudier des phénomènes très spécifiques dans la dynamique océanique, on ne va pas s’y prendre avec les mêmes outils, avec les mêmes modèles. On change de lunettes. Dans un continuum de modèles, on change de focale.

Un démonstrateur dans les deux ans

En pratique, les recherches s’appuient sur deux approches. Inria porte un modèle stochastique général dit ‘newtonien’ applicable à tous les écoulements fluides. Imperial College London porte un modèle dit ‘hamiltonien’ dont l’usage est plus restreint. Stuod vise à analyser leurs propriétés mathématiques respectives et à construire des modèles océanographiques à partir de ces deux cadres méthodologiques rigoureux.

Nous sommes partis de modèles idéalisés pour aller vers des modèles réalistes intégrant ces schémas stochastiques. Nous arrivons à des résultats assez remarquables. Nous devrions pouvoir parvenir à un démonstrateur qui vise à inclure ce cadre stochastique dans un modèle opérationnel océanographique dans les deux ans qui viennent.

Une équipe pluridisciplinaire

Créée en 2022, implantée à Rennes et Brest, l’équipe commune Odyssey rassemble six entités académiques françaises : Ifremer, IMT Atlantique, Université de Bretagne Occidentale, Université de Rennes 1, CNRS et Inria. À sa tête : Étienne Mémin. “Nous sommes 21 chercheurs permanents. Le groupe comprend à la fois des gens proches des modèles, du couplage entre les observations et ces modèles, des physiciens qui visent à l’analyse de certains phénomènes impliqués dans la dynamique océanique, mais aussi des mathématiciens qui s’intéressent à l’analyse mathématique de ces modèles.

Depuis quelques années, l’Intelligence Artificielle s’invite également dans ces recherches. “Dans l’équipe, beaucoup travaillent sur le Machine Learning. Chacun avec ses différences. Certains sont plus proches des modèles. D’autres s’intéressent d’avantage aux données. Ces méthodes d’apprentissage automatique vont servir soit à des fins d’analyse de données soit à des fins de paramétrisation de processus complexes dans les simulations numériques. Voire même, dans le cas le plus extrême, à complètement définir le modèle dynamique par les données. Dans ce cas-là, on injecte très peu de physique. On a une multitude d’exemples. Et à partir de tous ces exemples, on essaye d’inférer une dynamique des processus que l’on veut observer.

Jusqu’à présent, l’équipe est plutôt focalisée sur l’océan. “Mais il y a une autre composante : l’atmosphère. Or, cette interaction océan-atmosphère s’avère fondamentale dans les modèles de climat. Donc, nous aimerions aller dans cette direction. L’idée serait d’élaborer pour l’océan et l’atmosphère un cœur dynamique physique dans le cadre d’une modélisation stochastique. Puis d’avoir des parties conduites par du Machine Learning pour les phénomènes physiques les plus complexes dans l’océan ou l’atmosphère. Par exemple, la convection, la mer de glace dans l’océan, le couplage entre les vagues et le courant… C’est donc ce nouveau triptyque modélisation stochastique numérique / analyse mathématique / IA qui serait au centre du projet que j’aimerais porter ensuite.

 

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